CHAPITRE XXI

L’IMPITE

S tance 32-7.

L’océan des Tourbillons prend soin de celle ou celui qui sait lui accorder son amitié ; pourvu que celle-ci ou celui-là ait un cœur sincère, il la ou le transportera sur la rive opposée. Par « rive opposée » il faut entendre sa destinée, qu’elle soit glorieuse ou cachée, douce ou terrible. Que les envoyés de la montagne au grand œil acceptent le sort qui leur échoit, qu’ils sachent bien que tous ne récolteront pas les fruits de la renommée, qu’ils soient conscients que certains d’entre eux n’iront pas au bout du voyage.

Stance 32-8.

Que celle ou celui qui entreprend le long voyage vers la Zongrave, que celle-ci ou celui-là consente à devenir un ou une autre, qu’elle ou il se dise qu’on n’arrive nulle part sans une grande volonté de changement, qu’elle ou il se défasse de ses désirs, de ses illusions, qu’elle ou il se laisse guider par la grande pensée qui créée les lois universelles, qu’elle ou il accède au cœur invisible des choses.

Stance 32-9.

Qu’il me soit permis ici de parler de l’impite, la redoutable sentinelle des archipels de l’océan des Tourbillons. Son silence est plus redoutable que le plus terrible des hurlements. Elle est plus véloce que le plus fulgurant des éclairs, plus sournoise et féroce que la plus ancienne des veuves. Garde-toi de croiser son chemin, toi qui prétends atteindre les portes de la Zongrave.

 

 

On ne les rattrapera pas ! soupira Bœn. On ferait mieux de rebrousser chemin. »

Ils n’avaient pas pris de repos depuis leur départ du grand rocher solitaire. Ils avaient apesanté tout le jour malgré un vent de plus en plus violent, ne s’arrêtant qu’une seule fois pour se désaltérer à une source d’eau au goût suspect. Les brumes lointaines avaient escamoté le disque déclinant et rougeoyant d’Alep.

«Je ne t’empêche pas de retourner dans l’œil du Cyclope, Bœn Sissia », lâcha Loriale entre ses lèvres serrées.

Elle observait avec attention les cyclones qui naissaient au fond de la gigantesque fosse et grandissaient en s’éloignant vers l’horizon. Du haut de la falaise, l’océan des Tourbillons ressemblait à une scène infinie peuplée de danseurs insaisissables. Si certaines stances du grand Cycle décrivaient le phénomène, elles ne traduisaient pas, ou mal, l’extraordinaire impression de puissance dégagée par ces mouvements incessants.

Bœn s’agrippa à un rocher pour résister aux bourrasques qui balayaient le sommet de la falaise. Son avant-bras brûlé par le polpe l’élançait toujours autant, et même davantage à l’issue de ces longues heures d’apesanteur. Il avait sollicité plus que de coutume ses membres supérieurs pour compenser la dissymétrie de ses jambelles. Ereinté, affamé, il ne se voyait pas affronter la violence dévastatrice des cyclones.

« Il existe peut-être un moyen de contourner l’océan », avança-t-il sans trop y croire.

Loriale se mordillait la lèvre inférieure avec nervosité, sa manière à elle de ruminer sa déception. Elle avait espéré rattraper la senticielle et les autres avant le littoral des Tourbillons, mais le groupe n’avait pas attendu les deux retardataires, et ce manque d’intérêt, pire, cette indifférence, l’humiliait, la révoltait. Es les avaient abandonnés, Bœn et elle, comme s’ils n’avaient aucune importance, aucun rôle dans la réconciliation des peuples d’Onœ.

« Des milliers de kilomètres de chaque côté, répondit-elle d’un ton las. Il faut des semaines pour en faire le tour.

— Qu’est-ce qui nous prouve que nous sommes dans la bonne direction ? »

Loriale désigna Gem, l’étoile principale du Rameau, dont le point brillant et bleuté apparaissait déjà au-dessus des nappes de brume ensanglantées par le crépuscule d’Alep.

« Les stances prophétiques disent qu’il suffit de la suivre.

— Nous ne pouvons pas rester plus longtemps sans boire ni manger... »

Une moue réprobatrice étira les lèvres de Loriale.

« Le grand Cycle dit aussi que l’océan des Tourbillons prend soin des voyageurs.

— Je ne vois pas de sauvante. Ni aucun autre arbre pour nous donner ses fruits. »

Loriale rejeta l’argument d’un geste agacé.

« Ce qui est réclamé ici, Bœn Sissia, c’est un acte de confiance ! cria-t-elle en insistant sur les dernières syllabes.

— Je suis trop fatigué pour faire confiance à qui que ce soit.

— Même à moi ? »

Bœn ne réussit pas à soutenir le regard de Loriale, dont les mains se glissèrent autour de sa taille. Ils s’embrassèrent et se caressèrent un long moment, puis elle dénoua leur étreinte, poussa sur ses mains et décolla. Elle ne chercha pas à résister à la bourrasque qui l’emporta au-dessus de la falaise. De même, elle n’agita ni les jambelles ni les bras lorsque le vent l’entraîna vers le large, vers les tourbillons sombres qui montaient du fond de l’océan et s’élevaient en colonnes titanesques vers le ciel. Le hurlement de Bœn se perdit dans les sifflements et les grondements. Il regarda avec hébétude son sexe dressé puis, sans réfléchir, parce qu’il lui était intolérable d’assister sans réagir à la disparition de sa compagne, il lâcha le rocher et se laissa à son tour enlever par une rafale.

Il fut partagé entre plusieurs sentiments contradictoires, la frustration et la colère envers Loriale, la peur lorsque le courant aérien le brinquebala dans tous les sens, un début d’euphorie dû à la sensation de vitesse et de légèreté, une panique galopante quand il prit conscience que ses mouvements ne lui étaient d’aucune utilité, qu’il ne pouvait pas lutter contre la force du vent. Il s’éloigna de la falaise et survola des rochers habillés d’une lèpre brune. Des spirales de particules noires s’écrasaient sur les reliefs et se transformaient en gerbes majestueuses éparpillées par les bourrasques. Il entrevoyait dans le lointain la tache claire et fuyante de Loriale.

Aspiré tout à coup par un courant descendant, il perdit de l’altitude et se rapprocha des arêtes des récifs les plus élevés. Il tenta d’enrayer sa chute par d’amples battements des jambelles et des bras, mais il continua de descendre à une vitesse effarante et se recroquevilla dans l’attente du choc. Il fut repris par un tourbillon ascendant alors qu’il piquait tout droit vers une aiguille rocheuse. Il remonta aussi vite qu’il était tombé, dans un mouvement tournoyant qui lui fît perdre tout sens de l’orientation. Il tenta de se débattre dans un premier temps, puis une stance du grand Cycle lui revint en mémoire, récitée par une voix de femme, la voix d’une senticielle sans doute : L’océan des Tourbillons prend soin de celle ou de celui qui sait lui accorder son amitié ; pourvu que celle-ci ou celui-là ait un cœur sincère, il la ou le transportera sur la rive opposée...

Loriale s’était certainement souvenue de cette stance lorsqu’elle avait parlé d’un acte de confiance. Résister ne servirait à rien. De toute façon, il était à bout de forces, il n’avait même plus le courage de se demander ce que signifiait un « cœur sincère », il lui fallait accepter de ne pas avoir d’existence propre, de s’en remettre à une autre volonté, de mourir à lui-même.

Il se détendit et laissa ses membres flotter autour de lui, offrant le plus de prise au vent. Il tourbillonna un long moment dans la colonne qui s’élevait et filait vers les brumes du couchant, puis le cyclone se volatilisa aussi soudainement qu’il s’était formé, et Bœn fut projeté avec une violence phénoménale dans les airs. Le cri qui s’échappa de sa gorge exprimait à la fois la terreur et la jubilation. Il flottait avec une légèreté grisante sur les remous provoqués par le soudain évanouissement du cyclone. Il avait apesanté depuis son plus jeune âge, mais jamais il ne s’était éloigné du géant volcanique qui protégeait le peuple des parias de la fureur des éléments et de la férocité des graves, jamais il n’avait osé affronter l’immensité du monde. Il découvrait, dans l’océan des Tourbillons, qu’il n’avait pas apprécié l’apesanteur à sa juste valeur. La nature avait doté les parias de la Zongrave d’un don magnifique, d’un moyen formidable d’explorer leur planète, et ils se contentaient d’aller et venir dans l’œil rassurant du Cyclope et dans les cratères mineurs proches.

Un nouveau tourbillon le saisit alors qu’il arrivait dans une zone d’accalmie et le propulsa vers le large, dans la direction de Gem dont l’éclat se magnifiait au-dessus de la brume assombrie. Il perdit de vue la falaise déchiquetée. Outre l’étoile bleue et les autres astres du Rameau, son seul repère visuel restait la tache pâle et lointaine de Loriale.

La durée de vie des cyclones, très brève, ne leur permettait pas d’atteindre ces vitesses fantastiques qui auraient désarticulé leur passager. Ils tombaient après avoir parcouru une distance d’une demi-lieue, comme s’ils devaient s’effacer pour permettre à un autre de prendre la relève. Ce mouvement perpétuel entretenait l’illusion d’une forêt peuplée d’arbres éphémères. S’il n’en connaissait pas les causes – les stances du grand Cycle se bornaient à décrire les merveilles d’Onœ, pas de les expliquer –, Bœn prit rapidement conscience de la régularité du phénomène. Un tourbillon le happait, prenait de la vitesse, filait vers le large, se désintégrait dans un foisonnement de turbulences, puis une nouvelle tempête se formait dans le calme restauré, le saisissait dans sa spirale ascendante, le transportait toujours plus loin en direction de Gem. Il n’avait aucun effort à fournir, il se contentait d’accompagner les mouvements ou, au moins, de ne pas s’opposer aux courants.

La nuit tomba, et avec elle disparurent ses derniers repères visuels, l’horizon, les étoiles, Loriale. De même il lui fut impossible de se fier aux sifflements des bourrasques et aux grondements des cyclones. Les bruits prenaient une résonance insolite, trompeuse, dans la profondeur des ténèbres. L’humidité persistante lui indiqua qu’il traversait une région brumeuse. Un froid mordant le pénétra jusqu’aux os, et à nouveau il regretta la quiétude confortable de la cavité maternelle du Cyclope. Le vent ne faiblissait pas, au contraire, les tourbillons redoublaient de vigueur à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le cœur de l’océan. L’obscurité décuplait les sensations, accentuait la rapidité des tournoiements à l’intérieur des spirales, les accélérations violentes qui accompagnaient l’effondrement des cyclones, l’amplitude des flottements dans les zones d’accalmie.

La nuit semblait receler une multitude d’obstacles invisibles, et Bœn se contracta à plusieurs reprises dans l’attente du choc. Il devait compenser la privation du sens de la vue, sa dernière perception, par un surcroît de confiance. Il ferma les paupières et trancha cette ultime corde qui le reliait à ses peurs. Le sentiment de liberté se fît aussitôt plus déroutant et plus fort. Il oublia les impressions contradictoires, la griserie, la faim, la soif, la peur, le froid, et baigna dans une paix intérieure accordée à la puissance de l’océan des Tourbillons. Le déchaînement des éléments dissimulait une harmonie sous-jacente qu’on ne pouvait pas discerner dans le vacarme de ses propres frayeurs.

Que celle ou celui qui s’effraie des grondements du dragon, que celle-ci ou celui-là comprenne qu’il n’entend que les échos de ses peurs ; à celle ou à celui dont l’intention est de soumettre ses sœurs et ses frères à sa volonté, qu’il lui soit dit que sa volonté n’est que l’expression d’une très grande faiblesse...

Une clarté dans le lointain frappa les paupières de Bœn. Il rouvrit les yeux. Une colonne de lumière trouait les nues et se jetait dans un pan de ciel étoilé. Il aperçut à nouveau les douze astres du Rameau. Gem brillait comme une perle bleue à la pointe d’un diadème. Plus courts, plus rageurs, les cyclones se succédaient à un rythme effréné.

Bœn ne souffrait plus du vertige qui l’avait tracassé au début de la nuit. Il n’était pas certain de s’être endormi, mais il avait les pensées engourdies de celui qui émerge d’un profond sommeil. Des gouttes d’eau froide ruisselaient sur sa peau, collaient ses cheveux à son crâne, à ses tempes, à ses joues. Les cloques de son avant-bras avaient crevé et libéré leur liquide séreux. La douleur, elle aussi assoupie, se réveillait en sursaut lorsque les gouttes d’eau cinglaient les chairs à vif.

Le cyclone qui l’emmenait vers la colonne de lumière faiblit beaucoup plus tôt que les autres. Il se pulvérisa à la périphérie d’un espace circulaire épargné par les tempêtes. Bœn continua de tomber, comprit qu’aucun autre tourbillon ne viendrait le soulever et ralentit sa chute. Il découvrit, quelques dizaines de pas plus bas, une bande de terre éclairée en abondance par des arbres qui ressemblaient aux sauvantes. C’était de leurs frondaisons éclatantes que montait la colonne de lumière. Il aperçut également Loriale allongée sur un rocher, immobile, plus pâle que d’habitude. Deux pensées s’entrechoquèrent dans son esprit : ils étaient arrivés sur l’autre rive de l’océan des Tourbillons, et Loriale était... morte.

Sa respiration se suspendit jusqu’au moment où ses jambelles entrèrent en contact avec le sol. Il se dirigea vers sa compagne avec une telle précipitation qu’il décolla à nouveau et se figea pour retomber le plus vite possible. Penché sur la poitrine de Loriale, il se détendit lorsqu’il entendit les battements de son cœur.

Des soubresauts ballottèrent sa tête, et un rire familier, moqueur, éclata au-dessus de lui.

« Je ne suis pas morte, idiot ! »

Elle le fixait avec ironie, avec un soupçon de reconnaissance également. Des gouttes s’échappaient de ses mèches détrempées, sillonnaient ses épaules et ses seins. Il l’aida à se relever et la serra contre lui avant de lui demander, d’une voix entrecoupée par les frissons :

« Nous sommes arrivés de l’autre côté de l’océan ? »

Le froid était moins vif au ras du sol que dans le ciel. Pas un souffle d’air n’agitait les frondaisons des arbres. Une invisible barrière maintenait les cyclones à l’extérieur du cylindre coiffé d’un cercle de ciel étoilé. Le silence paisible transformait le tumulte de l’océan en une rumeur sourde.

« Je crois plutôt que nous avons atterri sur une île. » Elle lui tapota le ventre avec des lueurs de malice dans les yeux. « Nous trouverons ici de quoi boire et manger. C’est ce que tu voulais, non ? »

Il ne savait plus très bien ce qu’il voulait. L’expérience merveilleuse qu’il venait de vivre dans l’océan des Tourbillons avait modifié ses perceptions. Il s’était délivré de la peur, cette prison sournoise qui l’avait maintenu dans l’œil du Cyclope, et ses besoins habituels lui paraissaient moins importants, presque dérisoires.

« Moi j’ai faim, en tout cas ! »

Loriale poussa sur ses bras et apesanta vers les premiers arbres. Saisi d’un pressentiment, Bœn faillit lui crier de revenir. Elle s’agrippa à une branche basse et cueillit deux gros fruits luminescents avant de se poser en douceur. Elle s’adossa confortablement au tronc, creva leur peau épaisse et souple à l’aide de ses ongles, les éplucha et sépara leur pulpe, d’une couleur jaune pâle, de leur fine enveloppe transparente. Elle tendit un quartier à Bœn pour l’inviter à venir la rejoindre.

Les fruits étaient de la même famille que ceux des sauvantes, mais plus épais, plus savoureux, plus nourrissants.

«Je n’étais pas sûre que tu me suivrais, Bœn Sissia, dit Loriale en essuyant d’un revers de main le jus qui lui dégoulinait sur le menton.

— Tu pourrais aimer un homme que tu prends pour un lâche, Loriale Ophilia ? » répliqua-t-il avec vivacité.

Elle le considéra pendant quelques instants d’un air pensif avant de glisser un autre quartier de fruit entre ses lèvres.

« Je ne te prends pour rien du tout, répondit-elle quand elle eut fini de mâcher. Je me sens bien avec toi. Et je suis contente que tu m’aies accompagnée jusque-là. Nous devons absolument rattraper les autres.

— Ils ont trop d’avance sur nous. Nous les retrouverons peut-être aux portes de la Zongrave. »

D’entendre ces paroles sortir de sa propre bouche le stupéfia. Maintenant qu’il avait affronté les tourbillons de l’océan, rien ne lui paraissait impossible, pas même le projet, inconcevable une poignée d’heures plus tôt, de pénétrer dans la mythique Zongrave.

« Je ne crois pas... » Loriale se mordilla la lèvre inférieure. « Je ne crois pas que nous devions retourner vivre dans la Zongrave.

— A quoi servirait ce voyage sinon ? »

Elle déploya ses jambelles et se renversa contre le tronc brillant. Ses joues avaient repris un peu de couleur depuis qu’elle avait mangé la moitié de son fruit. Elle paraissait plus vulnérable, plus désirable, sans ses parures de sauvante.

« Il faut la détruire, reprit-elle.

— Jamais je n’ai entendu une senticielle prononcer ce genre de...

— Moi non plus ! C’est juste une... »

Les yeux de Loriale, levés sur la frondaison, s’agrandirent d’horreur. Bœn suivit la direction de son regard et finit par distinguer entre deux branches une forme sombre à demi dissimulée par les feuilles. Il sut aussitôt que cette apparition immobile et silencieuse avait un lien avec la sensation de danger qui l’avait étreint quelques instants plus tôt.

« Une impite », souffla Loriale.

Bœn avait déjà entendu sa mère prononcer ce mot, mais il avait toujours cru qu’elle invoquait une créature imaginaire pour le contraindre à se tenir tranquille. Toutes ses terreurs d’enfant revinrent le harceler. Si tu n’es pas sage, l’impite étirera ses grandes pattes pour te toucher et, quand tu ne pourras plus bouger, elle te mangera en commençant par les yeux.

« Tu... tu en es certaine ? »

Les yeux toujours fixés sur la forme sombre, Loriale acquiesça d’un clignement de cils.

« Comment le sais-tu ?

— Ne bouge plus, ne parle plus... »

Elle avait à peine remué les lèvres pour chuchoter ces quelques mots. Son regard péremptoire rentra les questions de Bœn dans sa gorge. Il voulut s’installer dans une position plus confortable, mais une patte longue et noire, de l’épaisseur d’un doigt, se posa sans un bruit à quelques pouces de son bras. Un réflexe lui commanda de se lever et d’apesanter à toutes jambelles ; une deuxième puis une troisième pattes dégringolèrent de chaque côté de ses hanches et lui interdirent tout mouvement. Une sueur glacée commença à perler des pores de sa peau. Il contint tant bien que mal sa violente envie de prendre la main de Loriale, dont la silhouette blême et figée occupait le coin gauche de son champ de vision. Il ressentait le besoin urgent d’être rassuré par son contact. En lui ordonnant de ne pas bouger, de ne pas parler, elle lui avait à nouveau réclamé un acte de confiance. Après tout, les certitudes de Loriale ne reposaient peut-être que sur des frayeurs enfantines identiques aux siennes. Peut-être leur suffisait-il de décoller et de gagner un coin plus tranquille. Peut-être l’impite était-elle inoffensive, moins féroce en tout cas que ne le prétendaient les légendes.

L’écorce rugueuse de l’arbre mordait profondément les épaules et le dos de Bœn. Il perçut un frôlement sur son ventre, si délicat qu’il le prit d’abord pour un effleurement de la brise. Son regard tomba alors sur l’extrémité d’une patte qui remontait avec une grande vélocité sur sa poitrine. Il jugula, il ne sut comment, le hurlement qui montait de son ventre avec la violence d’un geyser. Du coin de l’œil, il vit ou crut voir d’autres lianes sombres se promener sur la peau de Loriale. Munie de filaments souples qui expliquaient sa douceur étonnante, l’extrémité de la patte se dirigea vers sa gorge, s’attarda sur son cou, puis elle escalada son menton et fureta un long moment sur ses lèvres. Il perçut d’autres effleurements, d’autres fourmillements, sur son bassin, son torse, ses épaules.

Quand, tu ne pourras plus bouger, elle te mangera en commençant par les yeux...

Il ne pouvait plus bouger, elle se baladait sur l’arête de son nez, elle se rapprochait de ses yeux. Des rigoles froides se faufilaient sur sa nuque, le long de son échine, sur ses flancs. L’extrémité de la patte lui recouvrit l’œil droit. Tétanisé par l’épouvante, il s’attendit à ce que des griffes jaillissent entre les filaments souples et lui arrachent le globe oculaire. Une deuxième patte atterrit sur son œil gauche et finit de l’aveugler. Des picotements insupportables lui irritèrent les paupières, les arcades sourcilières et les pommettes.

Elle te mangera en commençant par les yeux...

De toutes ses forces, il repoussa l’idée que l’impite était en train d’entamer son repas. Il n’éprouvait aucune autre douleur que ces piqûres répétées qui lui criblaient les yeux et lui irritaient l’intérieur du crâne. Il pensa qu’elle essayait de pénétrer dans son esprit, que c’était sa façon à elle de communiquer, une idée absurde sans doute, mais elle l’aida à supporter sans broncher le contact prolongé avec les filaments.

Il eut tout à coup une sensation d’éblouissement. Il lui fallut un peu de temps pour se réaccoutumer à la lumière de la frondaison.

Les pattes de l’impite avaient disparu, ainsi d’ailleurs que la forme sombre entre les branches. En un geste machinal – et stupide, puisqu’il voyait –, il s’assura que ses globes oculaires étaient restés à leur place, puis il s’intéressa à Loriale et constata que, comme lui, elle avait conservé ses yeux. Elle tremblait de la tête aux jambelles, des gémissements sourds se glissaient dans ses expirations saccadées.

« Elle est partie, lui murmura Bœn à l’oreille. Partie... »

Loríale lui accorda un regard atone avant de se pencher brusquement sur le côté et de régurgiter toute la pulpe de fruit qu’elle avait avalée.

« Je connais plein d’histoires sur l’impite. Ma mère les tenait de sa mère qui les avait elle-même apprises de sa mère. Une tradition familiale. Elle remonte aux temps très lointains où plusieurs de nos ancêtres ont été retrouvés morts, mangés de l’intérieur. »

Blottie contre Bœn, Loríale ne parvenait pas encore à maîtriser les vagues de tremblements qui la chahutaient comme une brindille de sauvante. Des traces rouges étaient imprimées au-dessus de ses arcades sourcilières et sur ses pommettes. Bœn n’avait pas eu besoin de lui demander s’il présentait les mêmes marques : les démangeaisons sur le pourtour de ses yeux lui avaient déjà apporté la réponse.

« Comment sait-on qu’ils ont été tués par l’impite ?

— Une histoire raconte qu’une fillette a vu l’impite poser ses pattes sur un homme, lui arracher les yeux et lui aspirer le cerveau.

— Pourquoi nous a-t-elle épargnés ? »

Loriale se dégagea des bras de Bœn et lissa ses longs cheveux clairs d’un air songeur. Les arbres continuaient de briller au-dessus d’eux, et la colonne de lumière se perdait dans les ténèbres encore gouvernées par Gem, la reine du Rameau.

« Une autre histoire dit que les impites ne tuent que ceux dont les yeux mentent. Il faut croire que nos yeux ne mentent pas, Bœn Sissia.

— Tu crois que ça veut dire la même chose que... le « cœur sincère » des prophéties ? »

Un sourire pâle éclaira le visage de Loriale.

« Difficile à croire quand on te connaît ! » Elle pouffa de rire devant l’air penaud de Bœn. « Je plaisantais, idiot ! »

Et, pour se faire pardonner, elle lui déposa un baiser sonore sur les lèvres.

Ils scrutaient avec inquiétude les ramures des arbres lumineux. Ils agitaient les jambelles et les bras avec une lenteur inhabituelle, craignant à tout moment que leurs mouvements ne déclenchent l’intervention d’une autre impite – ou de celle qui les avait déjà auscultés, l’impression ne les quittait pas d’être observés et suivis. Les démangeaisons autour de leurs yeux s’étaient apaisées et les marques avaient pratiquement disparu. Ils avaient décidé de gagner la côte opposée de l’île où, du moins le supposaient-ils, ils pourraient à nouveau voguer sur les cyclones. Ils avaient trouvé au pied d’un rocher des restes d’épluchures encore fraîches qui témoignaient du passage récent de la senticielle et de ses accompagnateurs. Revigorés par cette découverte, ils avaient surmonté la torpeur qui avait suivi leur rencontre avec l’impite.

Les arbres lumineux couvraient la majeure partie de l’île, le reste étant occupé par des massifs rocheux ou des bancs de sable gris. Ils contournèrent une grande colline assaillie par une végétation touffue de buissons et d’arbustes au feuillage terne. L’eau devait couler en abondance sous le sol. Une légende voulait qu’un grave malveillant eût ouvert la bonde de l’océan des Tourbillons, que l’eau se fût déversée dans des cavités souterraines et qu’elle attendît le retour de la paix sur Onœ pour resurgir et fertiliser les terres en jachère.

« Mon Dieu », gémit Loriale.

Elle apesantait au pied de la colline, tout près du sol, les yeux rivés sur une forme pâle. Bœn crut qu’elle s’était frottée aux épines d’un buisson. Elle releva la tête et, d’un geste du bras, lui ordonna de descendre. Il s’approcha, aperçut un corps allongé dans les buissons, recroquevillé en position fœtale. Un homme paria, dont les jambelles étaient restées accrochées aux branches basses d’un arbuste.

« Delk », souffla Loriale.

Elle se posa en douceur à côté du corps, lui passa la main sous la nuque et lui releva la tête. Le hurlement soudain qu’elle poussa perfora le plexus solaire de Bœn. Il comprit les raisons de son horreur lorsqu’il fut assez près pour distinguer les orbites oculaires du cadavre : elles étaient creuses, et il en sortait des morceaux de chair qui étaient probablement les restes d’un cerveau. Les traits figés de Delk, l’un des cinq compagnons de la senticielle, ne s’étaient pas apaisés. Son épouvante et sa souffrance se prolongeaient au-delà de la mort, comme à jamais gravées dans sa chair. L’impite n’avait pas laissé d’autre trace de son passage, aucune égratignure, aucune morsure, rien d’autre que ces cavités béantes et quelques reliefs de son sinistre repas.

Elle te mangera en commençant par les yeux...

La comptine de Sissia n’était que l’exacte transcription de la réalité. Sans les recommandations de sa compagne, Bœn aurait sans doute connu le même sort que Delk.

Loriale, en larmes, prononça l’oraison funèbre traditionnelle du peuple des parias.

« La mort est parfois le plus bel hommage à rendre à la vie. Que ton corps revienne à la terre, que ton âme s’élève jusqu’aux cieux, que ta chair retombe en poussière, que ton esprit retourne près des dieux. »

Un autre corps gisait quelques pas plus loin, celui d’une femme nommée Helya dont l’impite avait gobé les yeux et le cerveau avec une telle voracité que le crâne de la malheureuse avait volé en éclats. Les épines des buissons avaient semé des griffures sur sa poitrine, ses hanches et le haut de ses jambelles. Elle arborait la même expression d’épouvante et de souffrance que Delk. Ce fut au tour de Bœn de prononcer l’oraison funèbre, puis ils repartirent en apesanteur, abandonnant derrière eux les deux cadavres sans sépulture.

Le bord opposé de l’île était dépourvu de végétation et plongé dans une obscurité effleurée par la lumière des arbres lointains. Loriale et Bœn se posèrent sur un promontoire rocheux battu par un vent violent et observèrent les tourbillons qui se formaient au fond de l’océan et s’éloignaient en direction du large.

Loriale tourna vers Bœn son beau visage baigné de larmes. « Si nous ne trouvons pas les voyageurs célestes, Bœn Sissia, c’est l’univers entier qui sera vidé de sa substance. »

Bœn ne lui posa aucune des milliers de questions qui se bousculaient dans sa tête. Il se contenta de lui déclarer sa confiance d’un sourire chaleureux, attendit qu’elle fût emportée par un cyclone naissant pour pousser sur ses bras et monter à son tour en apesanteur.